samedi 15 novembre 2008

René Guénon A l'occasion du centième anniversaire de sa naissance

REPERES ESSENTIELS

I. Vie

Enfance et adolescence (1886-1905)

René-Jean-Marie-Joseph Guénon, né en 1886, à Blois, en Anjou, au doux pays de Loire, descend d’une famille assez ancienne, de petite bourgeoisie vigneronne. Son père Jean-Baptiste, sans goût pour les travaux vinicoles, embrassa la carrière d’architecte, ce qui explique peut-être en partie les qualités exceptionnelles de « constructeur intellectuel » dont son fils témoignera dans son œuvre. Veuf sans enfant, Jean-Baptiste Guénon, à 52 ans, épouse Anna-Léontine Jolly, qui en avait 33. Une fille, née en 1883, meurt à 3 ans, peu de temps avant la naissance de René. Fils unique, de petite santé, baptisé très tôt, le jeune Guénon eut une enfance très entourée. La sœur de sa mère, Mme Veuve Duru, institutrice à Blois, n’avait pas d’enfant. Elle reporta son affection sur son neveu, lui apprenant à lire et à écrire. C’est seulement en octobre 1898, un an après sa première communion et sa confirmation, que Guénon entre à Notre-Dame des Aydes, collège religieux de Blois, où il fait de bonnes études, mais qu’il quittera en 1901, à la suite d’un désaccord entre le jeune René et son professeur de français, pour suivre les cours du collège Augustin-Thierry, en janvier 1902, comme élève de rhétorique. Il y demeurera trois ans, passant avec succès son baccalauréat de philosophie en 1903, puis de mathématiques en 1904, se révélant le meilleur élève du collège, aussi doué pour les mathématiques que pour la philosophie.

Venu à Paris en octobre 1904, il s’inscrit au collège Rollin, en classe de mathématiques spéciales pour y préparer la licence, et, peut-être, l’Ecole Polytechnique. Mais il ne peut suivre le rythme de travail qu’on lui impose, ni supporter la promiscuité de l’internat. Une deuxième année ne fait qu’accentuer son retard. Inutile de s’obstiner. Et d’ailleurs Guénon a entendu un autre appel. Sa vie prend soudain un cours nouveau. Renonçant définitivement à une carrière scientifique, ayant quitté le bruyant Quartier Latin pour le calme de l’Ile saint-Louis où il habitera jusqu’à son départ pour l’Orient, en cette fin 1906, il entreprend la recherche de la « parole perdue » qui le conduira aux rencontres les plus décisives.
La formation doctrinale (1906-1912)

D’une certaine manière, tous les « mystères » de son existence, sur lesquels maints biographes s’interrogent, se situent dans la période 1906-1912. Ces « mystères » concernent essentiellement deux sortes de questions : 1) l’adhésion de Guénon à plusieurs organisations prétendûment (ou légitimement) initiatiques, afin d’en vérifier les prétentions, 2) sa rencontre avec les maîtres orientaux qui lui communiquent directement la connaissance de leurs traditions respectives. Examinons brièvement ces deux points.

A 20 ans, en 1906, Guénon fréquente les cours de l’Ecole Hermétique, qui constituait l’«antenne » extérieure du mouvement occultiste, dirigé par Papus (Dr Gérard Encausse). Il se fait admettre dans toutes les organisation contrôlées par Papus, dont l’Ordre Martiniste (qui se réfère à Martinès de Pasqually). Mais Papus soutenait des thèses (spiritisme, réincarnation) que Guénon rejetait. En 1908, quelques amis martinistes furent alors amenés à proposer à Guénon de prendre la direction d’un Ordre du Temple Rénové (O.T.R.), d’éphémère durée puisqu’il fut dissout, à la demande de Guénon, fin 1911. Le plus étonnant, toutefois, c’est l’existence – révélée par Laurant (1) – des procès-verbaux des séances de l’O.T.R., lesquels contiennent sous forme de bref intitulés, la quasi-totalité de l’œuvre guénonienne. L’O.T.R. fut l’occasion d’une rupture mouvementée avec l’occultisme (1909), ce qui permit à Guénon de quitter également certaines organisations maçonnico-occultistes de régularité incertaine, et de solliciter son rattachement à la loge Thebah, dépendant régulièrement de la Grande Loge de France (Rite Ecossais Ancien et Accepté). Enfin, toujours en 1909, Guénon entre à l’Eglise gnostique (instituée par J. Doinel en 1889) et qui se prétendait la restauration authentique du catharisme historique. Il est sacré évêque et prend le nom de Palingenius. A l’initiative de Synesius, patriarche de cette Eglise, il fonde une revue, La Gnose, dont il assume la direction durant trois ans, jusqu’à sa disparition volontaire, en 1912. Guénon y publiera ses premiers articles.

Quelle fut la raison de ces multiples affiliations ? Si l’on tient compte de l’œuvre ultérieure, qui nous révèle en Guénon un implacable adversaire de toutes les pseudo-initiations (occultisme, théosophisme, néo-gnosticisme, etc.), la seule hypothèse plausible est bien celle d’une « vérification », mais aussi d’un combat contre les parodies de l’ésotérisme (2), ce qui suppose la possession d’un critère doctrinal de discernement, et la conscience d’une tâche à accomplir. D’où Guénon tenait-t-il l’un et l’autre ?
Quant à la doctrine, quelques points sont certains : les articles publiés dans La Gnose, de novembre 1909 à février 1912, contiennent l’essentiel de ce qui sera Le Symbolisme de la croix et L’Homme et son devenir selon le Vedânta. Les connaissances linguistiques (3) et métaphysiques que requièrent ces études ne sauraient exiger moins d’un an ou deux pour leur acquisition, laquelle remonte donc probablement au début de 1908. Sur quoi portent-elles, et comment Guénon les a-t-il obtenues ? Elles concernent essentiellement l’hindouisme, le taoïsme et l’islam (4), et leur acquisition, au témoignage constant de Guénon lui-même, se fit directement et non au moyen de livres. Quels furent ces instructeurs ?

D’abord des Hindous, puisque l’hindouisme, selon Guénon, fait fonction de tradition normative et centrale pour l’humanité actuelle. Personne n’a jamais pu fournir sur eux la moindre indication ; mais leur existence n’est pas douteuse. Au demeurant, l’étude attentive des exposés guénoniens nous permet d’affirmer qu’il s’agissait de représentants d’un Vedânta traditionnel et « orthodoxe », remontant sans doute à Shankara, mais qui constitue aussi une synthèse « scolastique » des commentateurs ultérieurs, notamment de la Vijnâna Bhikshu (XVIe s.) et qui intègre à la métaphysique une partie de la cosmologie (sâmkhya). Ce n’est donc pas un Vedânta d’historien érudit, mais celui-là même qu’on enseigne officiellement dans les écoles vedântines. Ce point est absolument fondamental.

Ensuite des taoïstes. A l’Ecole Hermétique, comme à l’Eglise gnostique, Guénon avait rencontré deux français, Léon Champrenaud (1870-1925) et Albert de Pouvourville (1862-1939), qui exercèrent sur lui une influence certaine. Le second, en particulier, officier au Tonkin et qui, en Chine, avait reçu l’initiation taoïste et traduit le Tao-tö-king(5), joua, dans la formation de sa pensée, un rôle assez important. Cependant, là aussi, Guénon eut un contact direct avec un taoïste chinois, un fils du maître de Matgioi, venu de France pour aider celui-ci à traduire le Tao-tö-king, et, au témoignage de Chacornac, « il reçut plus que n’avait reçu Albert de Pouvourville »(6).

Maintenant, est-ce seulement une connaissance doctrinale qui fut communiquée à Guénon, lors de ces deux rencontres ? Probablement pas. Cet enseignement fut sans doute accompagné chaque fois, de la transmission d’une initiation (7), ce qui est également vrai de sa troisième rencontre avec l’Orient, sous le signe de l’islam. C’est en 1912 qu’il fut rattaché à la tarîqah du sheikh Elish Abder-Rahman el-kebir, illustre sage du Caire, auquel il dédicaça le Symbolisme de la croix. La bénédiction lui fut donnée de la part de son maître par Abdul-Hâdi (peintre suédois du nom d’Ivan Aguéli), collaborateur de La Gnose. Nous ne nous étendrons pas sur ce passage à l’islam, essentiellement motivé par la recherche (et la découverte) d’une initiation accessible et authentique. Nous soulignerons seulement ce fait majeur : c’est précisément en 1912 que Guénon rompt définitivement avec le pseudo-ésotérisme, ses organisations et ses revues. Désormais, les normes de la fonction et de l’œuvre sont fixées dans leur nature propre et unique.

Le métaphysicien de l’Ile Saint-Louis (1912-1930)

Que 1912 marque un tournant dans sa vie, c’est ce que prouve non seulement son rattachement à l’islam, mais encore, la même année, son mariage avec Berthe Loury, assistante de Mme Duru, qui vient habiter avec le jeune ménage, ainsi qu’une nièce de quatre ans, Françoise, que les Guénon recueillent en 1918 afin de remplacer l’enfant que Berthe ne pouvait pas avoir. Le métaphysicien vivra au sein de cette triple affection féminine durant dix ans. Et, parce qu’il faut aussi gagner sa vie, Guénon – qui a été réformé à cause de sa santé – passe, en 1915, une licence de philosophie en Sorbonne, puis sa maîtrise avec un mémoire sur la signification du calcul infinitésimal chez Leibniz, qui fournira la matière d’un livre sur les Principes du calcul infinitésimal (1946). Il tente l’agrégation en 1919, mais échoue à l’oral. Enfin, en 1921, il veut présenter comme thèse d’Etat, son premier livre : Introduction à l’étude des doctrines hindoues, mais finit par se heurter au refus de l’orientaliste sylvain Levi. Ses diplômes lui permettront cependant d’enseigner la philosophie dans différents établissements, avec quelques interruptions, de 1915 à 1929.

Durant cette période, Guénon écrit beaucoup : des ouvrages commandés par les circonstances (Le Théosophisme, La crise du monde moderne, Autorité spirituelle et pouvoir temporel, etc), mais aussi des exposés « intemporels » sur la métaphysique traditionnelle (L’homme et son devenir selon le Vedânta, Le Roi du monde, L’ésotérisme de Dante). Il collabore à de nombreuses revues(8), fréquente des milieux divers, est apprécié de Léon Daudet et de certains intellectuels monarchistes, se rapproche un temps de Maritain et des milieux néo-thomistes, mais, finalement, y rencontrera une profonde hostilité.

De 1925 à 1927, il avait donné quelques articles au Voile d’Isis, revue dirigé par P. Chacornac. En 1928, Guénon en devint le collaborateur principal et put y exercer un magistère doctrinal sans partage. Jusqu’à sa mort, il publia chaque mois, un article de métaphysique, une étude sur un point particulier (en général de symbolisme), une revue des revues, et une revue des livres. Labeur vraiment colossal, si l’on y ajoute un courrier abondant : plusieurs centaines de correspondants, répartis dans le monde entier, et auxquels il répondait toujours. Mais cette revue devint aussi l’instrument de son combat contre toutes les formes de pseudo-ésotérisme et contre-initiation sataniques. Une grande partie de son temps fut absorbé par cette tâche où il se révéla un redoutable polémiste. En 1936, Le Voile d’Isis prit le nom d’Etudes Traditionnelles, nom qu’il a gardé jusqu’à nos jours.

Cependant, une fois de plus, la vie de Guénon devait prendre un cours nouveau : coup sur coup, il perd sa femme en janvier 1928 et sa tante en octobre. En 1929, sa nièce le quitte et retourne dans sa famille. Le voici seul et sans affection, profondément désemparé. Le départ pour l’Orient est proche.

A l’ombre des Pyramides (1930-1951)

En septembre 1929, Guénon avait fait la connaissance de Mme Dina, veuve d’un ingénieur égyptien, et fille de Shillito, le roi des chemins de fer canadiens. Elle admirait son œuvre et lui proposa de fonder une maison d’édition, « Véga », qui publierait tous ses livres et les traductions de textes soufis que Guénon pourrait exécuter. C’est à la recherche de ces textes qu’ils partirent tous deux, le 5 mars 1930, pour Le Caire. Le séjour devait durer trois mois. Mais ce délai se révéla trop court pour le travail prévu. Aussi Guénon demeura-t-il au Caire, alors que Marie Dina rentrait en France et finalement… renonçait à ses projets. Abandonné, sans ressources – à peine avait-il les moyens de se procurer des timbres pour sa correspondance – il vécut deux années difficiles, au cours desquelles il s’«arabisa » de plus en plus, et renonça définitivement à rentrer en France (9). C’est durant ces deux années que paraissent, chez Vega, deux de ses ouvrages les plus importants : Le Symbolisme de la croix (1931) et Les états multiples de l’être (1932) ; mais le manuscrit en avait été rédigé avant son départ.

Dans le calme de sa demeure cairote – dont l’adresse est difficile à obtenir – il peut alors donner toute son ampleur à son activité littéraire. Sa « présence » doctrinale se fait plus universelle. Les traductions de ses livres qui ont commencé avec l’italien en 1927, puis l’anglais en 1928, se poursuivent maintenant en allemand, en espagnol, en portugais et même en tibétain. Le nombre de ses correspondants ne cesse de croître : il écrit cinquante lettres par semaine ! Ecrivains et intellectuels le lisent et le discutent. Bien que non reconnue, son influence est déjà considérable en Europe.

Un tel mode de vie ne pouvait pas ne pas altérer sa santé. Y eut-il autre chose ? Le docteur qui le soignait se déclara incapable de diagnostiquer le mal qui l’affaiblissait. Le dimanche 7 janvier 1951, il entra en agonie. Dressé sur sa couche, il s’écria à plusieurs reprises : « al-nafs khalâs », « l’âme s’en va ». Puis, vers 23 heures, ayant répété deux fois « Allâh », il expira.

II. Nature de l’œuvre

Situation de l’œuvre

En même temps qu’un contenu, une œuvre est un style. Celui que Guénon a conféré à la sienne semble lui permettre d’échapper aux classifications ordinaires. Si l’on y réfléchit, on verra que la plupart des discussions qu’elle a soulevées viennent de là. Car cette œuvre fut très discutée, longue à s’imposer, méprisée par toute la critique universitaire qui, en France, fait la loi. Chez certains indianistes, elle suscita même une violente hostilité. Guénon n’était pas un « auteur sérieux ». Ses ouvrages ? de seconde main ; sa documentation ? de troisième ordre ; ses références ? parfois absentes ou invérifiables. D’ailleurs, de quoi s’agissait-il ? de rien de plus que d’une nouvelle forme d’occultisme ou d’illuminisme, comme on voudra, dont il existe maints exemples dans l’histoire européenne, et dont il illustre les thèmes les plus classiques : prétention dogmatique à une science mystérieuse, ignorée du vulgaire, croyance à une tradition ou révélation originelle, au-dessus de toutes les religions, excès d’une herméneutique qui dote le moindre symbole d’un sens métaphysique, vision d’une histoire secrètement machinée par des groupes occultes, bref, de quoi satisfaire le goût du public pour le merveilleux. Quant aux traits propres à Guénon : le refus radical du monde moderne, la raideur abstraite du discours, etc., le critique moderne n’y verra que les symptômes bien connus de la … paranoïa.

Or, il faut bien le reconnaître, certaines de ces critiques ne sont pas dénuées de fondement, et notre appréciation des idées présentées par Guénon ne devrait pas nous interdire d’être juste avec ses adversaires. Les idées, d’ailleurs, ne sont pas seules en cause. Ainsi peut-on estimer que les attaques expéditives contre les orientalistes ou les polémiques avec tel ou tel dans « Le Voile d’Isis » ou dans les « Etudes traditionnelles », ont un aspect un peu obsessionnel, et Guénon paraît trop souvent enclin à soupçonner des intentions perfides ou des sortes de conjurations. Le cas de L’Introduction générale à l’étude des doctrines hindoues est, à cet égard, typique, car ce texte, quant à sa présentation, ne répondait nullement à ce qu’exigent les autorités universitaires en matière scientifique, exigences qui constituent la loi du genre et auxquelles on ne saurait se soustraire dès lors qu’on sollicite l’approbation de ces mêmes autorités. Quand, en plus, on déclare péremptoirement que de toute cette érudition il ne résulte pas « la compréhension de la moindre idée vraie », le refus de sylvain Lévi s’explique très normalement et point n’est besoin d’évoquer ici des raisons d’«école ». On aurait pu concevoir que Guénon marquât plus sereinement ses distances avec l’orientalisme officiel, sans revendiquer pour lui seul une infaillibilité dont, en la matière, il n’a pas toujours témoigné. Ce qui est d’autant plus regrettable que Guénon a toujours raison dans les questions de principes.

Et pourtant, outre que le combat contre le monde moderne réclamait sans doute un tempérament tel que le sien – ce qui ne saurait cependant justifier les erreurs concernant, par exemple, le bouddhisme – le miracle est bien qu’il suffise d’entrer dans le texte guénonien pour être saisi par l’évidence et la clarté d’une pensée parfaitement maîtresse d’elle-même, et d’une limpidité transcendante. Assurément, cette œuvre a ses limites et ses imperfections – c’est le lot de toute œuvre humaine. Mais nul ne peut lire Guénon sans éprouver le sentiment – assez extraordinaire – que tout ce dont la raison humaine avait rêvé plus ou moins confusément, tout ce qu’avaient enseigné les grands sages d’autrefois, mais dont la clé semblait perdue, tout ce qui miroitait sous les formes décevantes d’une multiple tradition occulte, tout cela trouve enfin son ordre, et devient possiblement vrai. De ce point de vue, cette œuvre réalise une sorte de « miracle » : elle brise l’incrédulité foncière de l’homme moderne, elle éveille en lui une intelligence oubliée.

Et les moyens qu’elle utilise pour cela sont d’une simplicité adamantine. Guénon ne fait appel qu’à l’évidence intrinsèque de la vérité. Et c’est pourquoi il a pu dire que ses écrits ne comportaient pas de références : « aucune tradition n’est « venue à notre connaissance » par des « écrivains » ; leurs ouvrages ont pu seulement nous fournir un occasion commode de l’exposer, ce qui est tout différent, et cela parce que nous n’avons point à informer le public de nos véritables « sources » et que d’ailleurs celles-ci ne comportent pas de « références » (10). Texte provocateur, assurément, et en partie inexact, car, lorsqu’il s’agit des Ecritures sacrées ou de recherches historiques, Guénon indique généralement les textes. Mais, outre l’affirmation qu’il a eu accès directement à certaines sources, il veut dire aussi que, par définition, la doctrine métaphysique possède sa vérité en elle-même, qu’elle ne dépend donc nullement d’une référence à une autorité quelconque, mais seulement de l’assentiment de l’intelligence qui en prend connaissance. Au demeurant, un enseignement direct donné par un représentant authentique à une intelligence qualifiée, communique une compréhension plus profonde de telle religion ou tradition que toutes les études scientifiques. Et c’est pourquoi, là non plus, les sources de Guénon « ne comportent pas de références » (11).

De la vérité des exposés guénoniens – comme de tout autre – il existe cependant un critère indirect : c’est leur « fécondité herméneutique ». Si tel ouvrage sur le Vedânta, malgré la pauvreté (apparente) de sa documentation, nous en procure une intelligence synoptique qu’aucune enquête ultérieure ne viendra démentir (sinon sur quelques points de détail) – et qu’aucun autre ouvrage ne communique aussi nettement – ; quand on constate, comme nous l’avons nous-mêmes expérimenté, que cette fécondité herméneutique s’étend finalement à toutes sortes de doctrines traditionnelles, même à celles dont il n’a pas parlé, et qu’il nous fournit des clefs pour comprendre la métaphysique et la symbolique de nombreuses religions, il devient extrêmement difficile de douter de la vérité essentielle (en dépit d’erreurs particulières) de ce qui nous est enseigné.

Enfin, il faut ajouter que Guénon possédait une sorte de génie didactique. Le moindre de ses écrits est toujours composé comme un traité systématique, et cela, d’une façon si claire, si décidée, que le contenu s’en imprime quasi automatiquement dans la mémoire. Peu d’écrits au monde ont un tel pouvoir formateur. Guénon excelle à poser des définitions, et à constituer un vocabulaire si précis et si bien ajusté aux significations qu’il entend exprimer, qu’il est presque impossible de ne pas l’utiliser une fois qu’on en a pris connaissance. En ce sens, Guénon est bien un « instituteur ». Il institue le discours de la métaphysique sacrée avec une rigueur, une ampleur, une évidence intrinsèque telles qu’il s’impose de lui-même, en ce XXe siècle, comme un modèle fondateur. Tel est son paradoxe essentiel : donner à la gnose ésotérique universelle, qui passait pour un obscur amas de confusions « poétiques », la forme la plus cristalline, la plus mathématique, fût-ce au détriment de ses aspects « musicaux ».

III. Les idées maîtresses (12)

a) La notion de métaphysique traditionnelle

Plutôt que de détailler le contenu de toutes les œuvres de Guénon, ce qui obligerait à des redites, nous avons cru préférables de donner une présentation synthétique de la doctrine. Elle s’articule autour de cinq thèmes fondamentaux : un thème initial de réforme intellectuelle, la critique du monde moderne ; trois thèmes centraux, dont chacun constitue une synthèse particulière des deux autres, et qui sont : la métaphysique, la tradition et le symbolisme ; enfin un thème terminal d’accomplissement, celui de la réalisation spirituelle, qu’on peut figurer dans le schéma suivant.


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Toutefois, avant d’étudier chacun de ces thèmes pour lui-même, il convient de s’interroger sur le rapprochement qu’opère Guénon entre métaphysique et tradition, non seulement parce que la notion de métaphysique traditionnelle (dont est connexe celle d’intellectualité sacrée) constitue la norme essentielle de tout l’œuvre guénonien, mais aussi parce que cette idée est tout à fait ignorée dans l’Occident moderne.

S’il on admet que le terme de métaphysique, quelle que soit par ailleurs sa dérivation étymologique, désigne la connaissance de ce qui est « supra-physique », c’est-à-dire « sur-naturel » au sens le plus élevé du terme, on comprendra qu’on puisse l’appliquer adéquatement à la « science suprême ». Mais, telle qu’elle a été illustrée chez les grecs ou chez les chrétiens, notamment à partir des scolastiques, la métaphysique semble se présenter comme une œuvre de la raison naturelle, fonctionnant selon son régime propre, à partir des informations que recueillent la connaissance sensible et l’histoire. Elle n’a dans ce cas rien à voir avec une tradition quelconque, sinon au sens dérivé et secondaire d’une tradition humaine (la tradition platonicienne par exemple), mais non au sens propre d’un enseignement lié à une révélation (en général scripturaire) dont il constitue le commentaire intellectuel autorisé, et qui se trouve énoncé et fixé dans un corpus normatif(13).

C’est pourtant ainsi très exactement que Guénon envisage la métaphysique. Elle n’est point un exercice profane de la raison spéculant librement sur les données empiriques ; elle consiste en une doctrine reçue (14), intrinsèquement sacrée et toujours encadrée par la forme traditionnelle. Il n’y a pas d’ouvrage, même le plus universel ou le plus abstrait (Les états multiples de l’être), où Guénon ne prenne soin de justifier ses affirmations métaphysiques en faisant appel à des données traditionnelles précises et reconnues (hindoues, chinoises, islamiques, chrétiennes, etc.). Souvent, dans sa correspondance, à une demande de renseignement sur un point de doctrine ou de cosmologie, il explique qu’il ne peut répondre, faute de données traditionnelles.


Nous connaissons bien, en Occident, un tel type de doctrine : nous lui donnons le nom de théologie. S. Thomas d’Aquin l’appelait sacra doctrina. Mais on a souvent fini par oublier (ou par nier) qu’une telle doctrine requérait un mode également non-profane d’intelligence. Certains ont même été jusqu’à prétendre qu’un athée qui accepterait par jeu les données de la foi, pourrait faire de la bonne théologie. Tout autre est la connaissance métaphysique qui relève d’une intellectualité intrinsèquement sacrée, étant une participation effective à la connaissance dont Dieu se connaît Lui-même. En vertu de cette identité noétique suprême entre l’essence de l’homme et l’Essence divine, quand une intelligence s’ouvre à la lumière de la révélation, c’est en quelque sorte à son propre contenu transcendant qu’elle a accès, et c’est cela l’inspiration pure, l’intuition intellective, l’« œil du cœur ».


b) La critique du monde moderne comme préparation métaphysique

Une telle connaissance requiert de l’homme moderne une véritable réforme intellectuelle comme un changement radical de repères mentaux. Guénon a exposé cette critique dans plusieurs ouvrages où il s’attaque aussi bien aux erreurs et illusions du monde profane qu’aux impostures et aux parodies des pseudo-religions (15). Il n’existe pas, dans la littérature du XXe siècle, de réquisitoire aussi ample et aussi profond contre les idéologies de notre temps.

En ce qui concerne les idéologies profanes, Guénon dénonce l’idée de progrès qui est purement et simplement niée, sauf sur le plan de la force matérielle : pour lui, il n’est pas un seul secteur de la pensée et de l’activité humaines où ne se manifeste une véritable régression. Il montre combien cette idée de progrès commande, à la façon d’une authentique suggestion, toutes nos réactions et tous nos jugements, comme s’il suffisait de venir après une époque pour lui être supérieur. Il s’attaque aussi à la superstition de la science, qui n’est, dit-il qu’un « savoir ignorant » (16). Non pas que les résultats de la science soient contestés dans ce qu’ils ont de certain (en mathématiques et en physique classique la compétence de Guénon était très étendue), mais dans leur prétention à constituer la seule forme de savoir authentique. Car la science devient trop souvent une idole qui fait régner un véritable terrorisme intellectuel. Notons à ce sujet que Guénon se méfie de tout concordisme et qu’il n’a que mépris pour ceux qui cherchent la confirmation des Saintes Ecritures dans les prétendues découvertes des physiciens (17). Il combat également ce qu’il appelle admirablement l’illusion de la vie ordinaire (18) qui est bien, en effet, l’un des obstacles les plus puissants à la réception de la doctrine traditionnelle et à sa mise en application. Cette illusion, qu’on pourrait appeler aussi celle de la « vie courante », illusion que tout tend à renforcer dans la société actuelle, depuis la surévaluation du travail jusqu’au culte des loisirs et de la télévision, consiste à croire que l’existence humaine est un domaine fermé, rigoureusement neutre et autonome, où nous n’avons rien d’autre à faire qu’à produire, consommer, jouir et éviter les maux, tandis que la religion constituerait un domaine extérieur qu’on serait parfaitement en droit d’ignorer. Enfin nous signalerons encore les fortes analyses où Guénon montre l’alliance naturelle du moralisme sentimental et du rationalisme industriel, alliance qui, politiquement, a engendré l’idéologie démocratique de la Révolution française, et, sociologiquement, l’idéologie capitaliste de la civilisation anglo-saxonne.

Quant aux impostures religieuses et aux parodies de l’ésotérisme, Guénon n’a pas mis moins de soin à les dénoncer. Il y a même consacré ses deux plus gros ouvrages (Le théosophisme et L’erreur spirite). Le terme de « théosophisme » est d’ailleurs un néologisme à visée dépréciative. L’enjeu est d’autant plus important que la religion théosophiste inventée par Mme Blavatsky et Annie Besant, revendique précisément pour elle, deux des thèmes principaux de l’œuvre guénonienne : l’hindouisme et l’ésotérisme, et en présente une image complètement déformée, contribuant ainsi à accroître la confusion des esprits et à rendre impossible tout véritable redressement. N’oublions pas d’ailleurs que l’énorme documentation utilisée par Guénon dans cet ouvrage lui fut en partie fournie par des hindous. Ce faisant, il peut redresser maintes erreurs, dont la plus importante est la fausse interprétation de la croyance à la réincarnation. Il reprend cette question dans L’erreur spirite, en même temps qu’il fournit sur la nature du monde subtil (ou psychique) et sa distinction d’avec le spirituel, ainsi que sur le satanisme, des renseignements qu’on ne trouve nulle part ailleurs.

Les deux clefs de cette préparation métaphysique consistent en une double opposition : géographique, entre l’Orient et l’Occident ; historique, entre le monde traditionnel et le monde moderne. Tout s’éclaire si l’on admet que nous sommes à la fin de l’Age Kâli (le Kâli-Yuga ou « âge des conflits ») où doivent se réaliser les possibilités les plus inférieures du cycle. Autrement dit, l’Occident moderne se caractérise à la fois par le refus ou l’oubli de la tradition, et par l’ignorance ou l’incompréhension de la doctrine métaphysique. Nous allons les examiner successivement.

c) Tradition et cyclologie

Guénon confère au mot tradition (de tradere : livrer, transmettre) son sens le plus rigoureux : est traditionnel ce que l’homme n’a pas inventé, mais reçu, et qui donc trouve son point de départ, en dernière analyse, dans l’Origine supra-humaine de toutes choses. Cette Tradition s’identifie au Logos de l’humanité ; elle est l’expression de sa Loi et la Norme de son existence terrestre. La vie normale est donc celle qui s’effectue selon cette Norme, celle dont tous les moments, tous les actes, toutes les œuvres sont accomplis selon sa règle et dans sa lumière.

Cette Tradition fut donnée à l’homme à l’origine des temps : elle constitue la Tradition primordiale qui se manifesta au « berceau arctique » de l’humanité, c’est-à-dire au « Paradis terrestre ». Par la suite, elle revêtit des formes multiples – ce sont toutes les religions du monde – selon les temps et les mentalités, chacune de ces religions résultant d’une révélation divine, destinée, en principe, ou en fait, à une humanité particulière, mais sans altération de l’unique vérité essentielle. A notre connaissance, aucun penseur, occidental ou oriental, avant Guénon, n’avait mis aussi fortement et aussi clairement en lumière, cette « unité transcendante des religions ».

L’idée de tradition, ainsi entendue, est la marque distinctive essentielle de toutes les civilisations non modernes. Elle n’implique pourtant aucune fixité, et se conjugue d’ailleurs avec une autre doctrine, celle des cycles cosmiques dont la loi d’évolution régit non seulement l’histoire humaine mais aussi la manifestation universelle, laquelle connaît des phases périodiques de résorption. De ce point de vue, la tradition, c’est ce qui demeure à travers ce qui passe et se perd. La doctrine cyclique, Guénon y insiste, exclut toute répétition à l’identique, puisqu’elle exprime simplement le fait de l’épuisement successif, en sens « descendant », de telles possibilités initialement contenues dans l’origine, épuisement qui, selon les cycles, passe par des phases qualitativement analogues. Chaque grand cycle comprend des cycles secondaires qui se ramènent à la succession des quatre âge d’or, d’argent, d’airain et de fer de la tradition hésiodique et platonicienne. Nous nous trouvons présentement, selon toutes les traditions révélées, à la fin de l’âge de fer – ou des « conflits » (Kâli-Yuga) selon la terminologie hindoue – où l’obscurcissement spirituel atteint sa limite. Mais enfin, lorsque les possibilités inférieures sont épuisées, l’ordre est restauré, la Tradition est rétablie et sa Vérité illumine tous les cœurs. Quelle est donc cette Vérité ? Jusqu’ici nous avons présenté la forme générale de la Tradition ; il convient maintenant d’en approfondir le contenu.

d) la doctrine métaphysique : les degrés de la Réalité universelle

Envisagée dans son sens le plus large, la métaphysique est la science des degrés de la Réalité universelle, dont l’ensemble constitue précisément le contenu de toute Tradition intégrale. En un sens plus strict, seul relève précisément de la métaphysique ce qui appartient à l’ordre principiel, le reste relevant plus spécialement, soit de la cosmologie (point de vue du macrocosme), soit de l’anthropologie (point de vue du microcosme). Avant d’entreprendre une description sommaire de ces trois ordres, nous devons considérer les grandes catégories qui les structurent.

1) Les catégories métaphysiques :

Elles sont logiques et ontologiques.
– Logiquement, en considérant les degrés de réalité à partir de celui qui est propre à l’homme, la première distinction qui s’impose, selon Guénon, est celle de l’individuel et de l’Universel : l’homme étant un être individuel, tout ce qui le dépasse est non-individuel ou universel. L’individu embrasse le général (l’humanité) et le particulier (l’homme) qui va du collectif (plusieurs hommes) au singulier (un homme). D’où le tableau suivant :


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– ontologiquement, en considérant les degrés de réalité en soi, l’Universel embrasse à la fois la Manifestation informelle et le Non-manifesté. L’individuel embrasse la manifestation formelle qui comprend le monde subtil ou psychique et le monde corporel ou grossier. D’où le tableau suivant :

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2) Le Non-Manifesté ou Métacosme :

Au sens le plus rigoureux du terme, la métaphysique « commence » au-delà de l’être (ou détermination ontologique causale symbolisée par le chiffre 1). C’est là le point de vue de la Non-dualité (advaïta-vâda). Le principe suprême surontologique, symbolisé par le zéro, y est désigné comme l’Infini, c’est-à-dire comme ce qui n’est limité par rien, par aucune nature ou essence déterminée, et donc qui embrasse tout et ne connaît aucune contradiction. L’Infini ainsi entendu ne saurait être conçu directement « en Lui-même ». Nous pouvons seulement le concevoir indirectement comme ce qui peut être absolument tout, à quoi Guénon donne le nom de « Possibilité universelle ». Il s’agit là, non d’un simple point de vue humain, mais d’un « aspect », objectivement fondé, de l’Infini. La Possibilité universelle englobe aussi bien la possibilité ontologique (ou « Etre ») que la « possibilité » sur-ontologique (ou Non-Etre) (19). Elle n’est, dernière analyse, rien d’autre que l’Infini Lui-même, qui est seul absolument réel ; d’où l’identité métaphysique du possible et du réel.

Dans son auto-détermination, l’Etre est l’« affirmation » principielle du Non-Etre. Il est donc la cause synthétique de toutes les déterminations secondes ou archétypes des créatures et les contient en Lui comme possibilités de manifestation.

3) La Manifestation universelle ou macrocosme :

Guénon, parlant le langage de l’Inde, décrit plus volontiers le processus cosmogonique comme une manifestation que comme une création, ce qui souligne la continuité essentielle ou exemplaire du cosmos avec le Principe plutôt que sa discontinuité existentielle. Ce processus résulte, au niveau même du Non-Manifesté, de la bi-polarisation de l’Etre en Principe déterminatif ou actif (Purusha dans l’hindouisme) et en Principe réceptif ou passif (Prakriti). Toute la manifestation est produite par l’action (non-agissante) de Purusha (le Principe déterminant, l’Esprit) sur Prakriti (le Principe déterminé, la Nature primordiale). Ainsi sont actualisées en mode distinctif et séparé les innombrables possibilités de création qui sont contenues, en mode indifférencié et unitif, dans l’Etre causal. Purusha et Prakriti demeurent en eux-mêmes non-manifestés, mais ils constituent la double condition primordiale de tout être manifesté et se retrouvent analogiquement en chacun d’eux comme son pôle essentiel ou intelligible et son pôle substantiel ou « matériel ».

La manifestation universelle est faite, d’une part, de conditions limitatives, d’autre part, d’êtres déterminés par ces conditions. Un certain ensemble de conditions définit un « monde », ou un degré de réalité, représentables par un plan horizontal. Un être se trouve revêtu des conditions propres au degré de réalité qu’il traverse actuellement et qui déterminent les modalités de cet être. Comme ces degrés – sans compter les degrés ontologiques et sur-ontologiques – sont en multitude innombrables ; on parlera des « états multiples de l’être », qui subsistent tous dans une permanente actualité et dont la continuité sera représentée par une verticale émanant du Principe.

Quant aux degrés de la Manifestation universelle, Guénon, qui suit ici la doctrine hindoue, les regroupe en trois mondes (Tribhuvana) : monde informel ou monde des devas (les « dieux » hindous qui correspondent, dit Guénon, aux anges du monothéisme abrahamique), le monde subtil ou animique, et le monde corporel, ou grossier. Cette tripartition cosmique résulte de l’actualisation différenciée des trois « tendances qualifiantes » (sattva ou tendance ascendante, rajas ou tendance expansive, tamas ou tendance descendante) contenues en équilibre indifférenciée dans Prakriti. Tout ce qui existe participe des trois à la fois, mais selon des prédominances qui fixent son appartenance à tel ou tel monde. En fait, cette présentation schématique masque les nuances d’une doctrine fort complexe dans laquelle, en particulier, le monde informel ou spirituel peut être en quelque sorte « annexé » par le Métacosme divin. Le monde corporel est défini par cinq conditions (l’espace, le temps, le nombre, la vie et la forme). Le monde spirituel est supra-formel et se caractérise comme manifestation de l’Unité de l’Etre : monde des essences qui se distinguent par leur qualité pure, donc sans rompre leur unité, et non par repliement formel et individualisant sur elles-mêmes.

4) L’homme ou microcosme :

Si on envisage maintenant les choses du point de vue d’un être, donc microcosmiquement, la verticale qui unit tous les états de cet être en leurs centres et qui les rattache au Principe, constitue précisément sa personnalité, qu’il faut donc soigneusement distinguer de l’individualité, laquelle ne concerne que l’état humain actuel (état psycho-corporel). Cette personnalité, qui unifie tous les états de l’être et qui les relie à leur Principe n’est autre au la détermination primordiale du Principe relativement à tel être. C’est le « lieu » métaphysique où l’être, à travers la multiplicité de ses états, est vraiment lui-même, c’est-à-dire « Soi » (Atmâ). Le « suprême Soi » est le Sur-Etre même, la Réalité absolue et infinie. En dehors de cette identité suprême, tout le reste est Mâyâ, illusion et jeu divin.

L’homme individuel doit ascender le long de cette verticale, « devenir » ce qu’il est en lui-même, c’est-à-dire réaliser son propre archétype, et, au-delà même, le Soi suprême et inconditionné dans une fusion sans confusion. Mais il faut, pour cela, mettre en jeu, activer rituellement, toutes les correspondances symboliques qui unissent les divers plans de la réalité entre eux, accomplissant ainsi l’unicité de l’Existence.

e) La symbolique universelle

Le symbolisme, en effet, n’est pas seulement moyen de connaissance, il est encore, et plus profondément, moyen de réalisation spirituelle, parce qu’étant fondé sur la nature des choses, il met réellement en relation l’être sensible et corporel avec les états supérieurs, et, finalement, avec le Principe. Aussi faut-il en connaître la signification.

Guénon a consacré une part importante de son œuvre à la science des symboles, et il n’y a peut-être pas de domaine où il donne autant le sentiment de la maîtrise (20). Il n’y en a pas, non plus, où l’unité des formes sacrées apparaissent plus vivement, comme si elle était palpable. Unité des formes sacrées que vérifient, non seulement le contenu doctrinal des diverses révélations, mais aussi les Ecritures saintes, les arts traditionnels, les rites, et finalement, le cosmos tout entier. A lire tant de traités d’une si étonnante justesse, dans l’interprétation des symboles, on en vient à se demander d’où Guénon tirait tout ce savoir. On ne saurait présentement donner la moindre idée de son extrême rigueur conceptuelle non plus que de sa précision, fût-ce dans les moindres détails. Disons seulement qu’il en résulte un véritablement changement dans notre perception des réalités sensibles, lesquelles acquièrent naturellement une sorte de transparence intelligible. Le monde s’y révèle comme une étincellement du Logos.

Toutefois, le symbolisme joue à cet égard un rôle discriminateur, car tous les hommes ne sont pas capables de percevoir cette transparence. Ils ont des yeux et ne voient point, ou ne voient que l’aspect extérieur des choses, des Ecritures, des rites, des formes sacrées, et ne peuvent pénétrer leur signification intérieure. L’existence du symbolisme témoigne ainsi de la distinction entre un enseignement exotérique, qui désigne tout ce qu’il y a de relativement extérieur dans une tradition, de public, d’évident pour tous, et un enseignement ésotérique, concernant la connaissance de ce qu’il y a de plus intérieur, nécessairement réservée – et par la force des choses – à ceux qui peuvent saisir le sens caché des apparences. La distinction de l’ésotérisme et de l’exotérisme est une distinction majeure de la pensée guénonienne.

Reste que la conception métaphysique du symbolisme qu’il a exposée est sans doute la seule qui permet aujourd’hui d’adhérer intelligiblement et sans réduction aucune, à toutes les Ecritures sacrées, et d’échapper ainsi aux déviations destructrices du modernisme.

f) La réalisation spirituelle

Tradition métaphysique, symbolique, n’ont qu’un but : conduire l’homme au terme de sa destinée véritable, à savoir son identification réelle à sa propre essence : « deviens ce que tu es » – ce qui suppose qu’à présent nous ne le sommes pas, et donc que l’homme actuel « se tient en dehors » de son essence, ce qui est précisément le sens du mot ex-istence (de ex-sistere : se tenir hors de). Guénon a donné à cette destinée le nom de réalisation métaphysique ou spirituelle. Cette réalisation, qui consiste dans la prise de conscience effective de la réalité de l’Esprit, opère une transformation radicale de l’être humain et n’est donc possible que par la grâce d’une influence spirituelle venue d’En-Haut et communiquée par un rite d’origine non-humaine. En dehors du rattachement réel à une religion authentique et de la réception d’un tel rite, il n’est possible d’obtenir aucun résultat proprement spirituel, c’est-à-dire dépassant le niveau humain. Mais, d’autre part, le rite doit être adapté aux possibilités spirituelles de celui qui le reçoit. Or, les êtres humains ne présentent pas une capacité égale à atteindre le terme de la réalisation – qui est leur identité suprême avec le Principe –, chacun selon son propre archétype. Il est donc nécessaire qu’il existe des rites de nature différente, suivant la fin qu’ils permettent d’atteindre.

Pour l’homme, deux fins sont concevables : perfection de l’état humain, perfection de l’état divin, puisqu’il y a en lui quelque chose de Dieu. Toutes les religions se proposent la première fin, que Guénon désigne par le salut. Elles s’adressent à tous les hommes pour sauver tout l’homme. Mais, pour atteindre la seconde fin, que l’Inde appelle « délivrance », il faut un rite spécial, donné seulement à ceux qui sont « qualifiés » et que Guénon appelle un rite initiatique (de initium = commencement), parce qu’il inaugure le début de la voie spirituelle et qu’il confère le germe de la déification. La mise en œuvre de cette influence spirituelle nécessite l’usage de techniques appropriées, qui constituent la méthode proprement dite, par opposition à la doctrine. Pour Guénon, toute tradition complète doit présenter ces deux sortes de rites : initiatiques et exotériques (21).

Quant à la méthode proprement dite, elle varie en fonction de la voie poursuivie, laquelle est elle-même adaptée à la diversité des natures individuelles. Cette diversité se laisse ramener à celle des voies d’action, d’amour et de connaissance.

Conclusion

Telle est, dans ses grandes lignes, la doctrine que Guénon a su exposer avec une rare autorité. Son message le plus fondamental, il l’a lui-même exprimé dans un texte admirable que nous gardons dans notre cœur comme son testament spirituel : « Tous les efforts hostiles se briseront finalement contre la seule force de la vérité, comme les nuages se dissipent devant le soleil, même s’ils sont parvenus à l’obscurcir momentanément à nos regards. L’action destructrice du temps ne laisse subsister que ce qui est supérieur au temps : elle dévorera tous ceux qui ont borné leur horizon au monde du changement et placé toute réalité dans le devenir, ceux qui ont fait une religion du contingent et du transitoire, car « celui qui sacrifie à un dieu deviendra la nourriture de ce dieu » ; mais que pourrait-elle contre ceux qui portent en eux-mêmes la conscience de l’éternité ? »

Texte paru dans Connaissance des Religions en décembre 1986.


NOTES

1. Le sens caché dans l’œuvre de René Guénon, Ed. de l’Age d’Homme, Lausanne, 1975, pp. 46-49.
2. Au témoignage de Noëlle Maurice-Denis Boulet (L’ésotériste René Guénon, Souvenirs et jugements, in La pensée catholique, n° 77, 1962, p. 23), Guénon lui aurait déclaré n’être entré chez les néo-gnostiques « que pour les détruire ».
3. Guénon était doué d’une mémoire exceptionnelle et d’une grande capacité philologique. Outre le grec, le latin, l’hébreu, l’anglais, l’italien, et, dit-on, l’espagnol, le russe et le polonais (Chacornac, La vie simple…p. 85), il lisait et écrivait l’arabe (il rédigea plusieurs articles en cette langue) et connaissait assez bien le sanscrit et un peu le chinois.
4. Paul Chacornac, La vie simple de René Guénon, Editions traditionnelles, Paris, 1958, p. 42. Ce petit livre, écrit par un ami de Guénon, demeure l’ouvrage classique de référence en la matière.
5. Sur Albert de Pouvourville, cf. J.P.Laurant, Matgioi. Un aventurier taoïste, Dervy-Livres, Paris 1982, 114 p.
6. La vie simple de René Guénon, p. 43.
7. Une très haute autorité spirituelle – et qui connut personnellement Guénon – nous a dit qu’il « avait reçu quatre initiations : hindoue, maçonnique, taoïste, et soufie ».
8. Dont la revue catholique Regnabit, dans laquelle il publiera, de 1925 à 1927, une série d’articles sur le symbolisme.
9. En 1949, il recevra la nationalité égyptienne.
10. Ce texte est de 1932 ; Guénon y répondait aux critiques d’un jésuite ; cf ; Comptes-Rendus, Ed. trad., 1973, p. 130.
11. l’indianiste français Louis Renou déclare, dans un petit livre, que Guénon « est l’auteur d’un ouvrage de seconde main sur le Vedânta de shankara » – à quoi l’un de nos amis répondit : « de seconde main, peut-être ; mais de premier esprit ! ». Ajoutons que l’éminent indianiste Olivier Lacombe n’a jamais rien dit de tel ; au contraire, il nous a personnellement affirmé que les exposés de Guénon sur le Vedânta, ne renfermaient aucune erreur.
12. Il s’agit d’un exposé, aussi objectif que possible, d’un rappel des vérités fondamentales – ce qui nous a paru plus important qu’un certain bavardage autour de Guénon, auquel a donné lieu le centième anniversaire de sa naissance.
13. C’est le cas par exemple du Vedânta, qui est contenu dans un corpus normatif de 555 aphorismes, intitulé Brahma-sûtra (ou Vedânta-sûtra) et attribué à Bâdarâyana.
14. Le mot Qabbalah, qui sert à désigner le commentaire métaphysique de la Torah, signifie proprement réception. Cf. Léo Schaya, L’homme et l’Absolu selon la Kabbale.
15. Orient et Occident, La crise du monde moderne, Le règne de la Quantité et les signes des temps (l’un des meilleurs livres), Le théosophisme, Histoire d’une pseudo-religion, L’Erreur spirite (une Erreur occultiste, projetée, ne fut pas écrite).
16. Orient et Occident, ch. II. La formule est d’un Hindou.
17. Nul doute qu’il n’eût vu que confusion et illusion dans les travaux d’un F. Capra ou du « Colloque de Cordoue ».
18. Règne de la quantité…, ch. XV.
19. La possibilité sur-ontologique comprend toutes les possibilités de non-manifestation, savoir : l’Etre (qui n’est jamais manifesté bien qu’il synthétise causalement en lui les possibilités de manifestation), et ce qui est au-delà de l’Etre ; le trans-ontologique est symbolisé par le Vide, le Silence, la Ténèbre.
20. La plupart des articles ont été rassemblés dans le recueil posthume : Symboles fondamentaux de la science sacrée.
21. Le christianisme, qui ne présente d’autres rites que les sacrements offerts à tous les chrétiens, est-il une tradition complète ? Pour Guénon il le fut, mais ne l’est plus. Quant à nous, et sans entrer dans un débat présentement hors de propos, nous adhérons entièrement aux thèses de F. Schuon sur le caractère initiatique inamissible du baptême chrétien, étant entendu que ce caractère ne développe la plénitude de sa réalité que par la mise en œuvre méthodique d’une voie spirituelle.

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