samedi 15 novembre 2008

La doctrine thomiste de la valeur

On a souvent affirmé que la doctrine économique de saint thomas d’Aquin annonçait déjà celle de Marx qui, comme chacun le sait, affirme que la valeur marchande d’un produit est entièrement fondée sur la quantité de travail qui s’y trouve incorporée (1). Cela est assez inexact. En réalité, il n’y a pas, chez saint thomas, de théorie de la valeur. Mais on peut, il est vrai, rassembler quelques indications qu’il donne de la notion du juste prix, notion fameuse parmi les canonistes et les théologiens médiévaux (2). Ces indications fournissent une doctrine beaucoup plus souple et proche de la réalité.

Saint Thomas ne serait pas un bon aristotélicien s’il ne reconnaissait la valeur que le travail confère à l’objet ; mais il s’agit du travail envisagé comme activité humaine de transformation de la matière, donc du travail comme « art », non pas du travail comme réalité économique (3). Le texte de saint Thomas que l’on cite communément pour montrer qu’il est partisan de la valeur-travail, prouve au contraire que saint Thomas, s’il établit une corrélation entre le travail et le prix d’une chose, les distingue cependant comme appartenant à deux ordres différents : « On appelle salaire la compensation donnée à quelqu’un, pour rétribuer son œuvre ou son travail, comme si elle en était le prix. C’est pourquoi, de même que payer le juste prix pour une chose reçue de quelqu’un, est acte de justice, de même accorder à quelqu’un le salaire de son œuvre ou de son travail, est acte de justice (4) ». On voit que le travail mérite un salaire, mais celui-ci n’est qu’un quasi-prix, parce que, répétons-le, le travail n’est pas, lui-même, une activité essentiellement économique, c’est-à-dire uniquement relative à l’ordre quantitatif de la production et des échanges, mais il est essentiellement un art, c’est-à-dire l’imposition d’une forme à une matière.

Le travail fait donc la valeur d’un objet, encore qu’il n’en soit pas le seul élément. Il faut, en effet, faire intervenir également la « noblesse naturelle » de l’objet – par exemple la chèreté de l’or « vient aussi de l’excellence et de la pureté de sa substance » (5). On doit également, outre la rareté, tenir compte du « service » que constitue le commerce, et qui permet à l’acheteur de se procurer un produit qui, sans cela, serait inaccessible. Bien que ce service n’ajoute rien à l’objet vendu, et ne le transforme nullement, il correspond à un travail, et mérite récompense, puisque le commerçant agit « en vue de l’utilité sociale, afin que sa patrie ne manque pas du nécessaire. (…) S’il recherche un gain, c’est comme prix de son travail (6) ». Tels sont les trois ou quatre éléments essentiels qui constituent ce q’on peut appeler la « valeur naturelle » d’un objet, ou peut-être encore (à la manière de Marx) la substance de la valeur. Mais il n’en constituent pas la mesure. Ce sont des éléments qui ressortissent à l’ordre de la philosophie morale et non à l’ordre économique. En elle-même cette valeur est inévaluable en monnaie. Cependant, compte tenu des nécessités de la subsistance humaine, cette valeur doit être estimée en monnaie. Comment dès lors est-il possible d’établir un rapport entre la première et la seconde, entre la valeur naturelle et le prix ? Il faut un moyen terme qui permette de passer de l’une à l’autre, c’est la « valeur d’usage » (7). C’est elle qui permet de traduire une qualité en quantité, et tel est, chez saint Thomas, le fondement de la valeur économique : « le prix des choses qui se vendent ne s’estime pas d’après la hiérarchie des natures, puisqu’il arrive parfois qu’un cheval se vende plus cher qu’un esclave, mais d’après l’utilité que les hommes peuvent en tirer (8) ».

Pourquoi la valeur d’usage qui fonde ce que saint Thomas appelle la valeur réelle mesure-t-elle la valeur économique d’un produit ? Il faut d’abord considérer que l’usage représente la fin pour laquelle le produit a été fabriqué. Or, en toute chose, la fin, ou cause finale, est cause suprême (9). La cause de la valeur d’un objet doit donc être recherchée dans sa fin préférablement à toute autre cause. Mais surtout cette propriété de la valeur d’usage vient de sa nature intermédiaire : l’utilité est une relation entre la production et la consommation, ou encore entre le besoin (indigentia) que j’ai d’un objet, et les qualités de cet objet. On emploie parfois les expressions de théorie subjective (valeur d’usage, en rapport avec les besoins du sujet) et de théorie objective (valeur-travail incorporée dans l’objet). Ces expressions sont malencontreuses, car la doctrine thomiste qui fait de l’utilité le fondement de la valeur réelle (distincte de la valeur naturelle), est incontestablement une théorie « objective », comme l’indique le mot « réel ». Cette valeur en effet n’est pas purement relative ou conventionnelle, c’est-à-dire elle ne dépend pas seulement de l’offre et de la demande ; elle n’est pas relative à l’achat et à la vente, mais au besoin et à l’utilité de l’objet, qui sont des réalités parfaitement objectives ; : « le prix qu’on impose à une chose dépend du besoin que les hommes ont de cette chose afin d’en user (10). » « La nature de l’objet, écrit Ibanès, détermine son aptitude à satisfaire les besoins humains, comme la nature de l’homme définit ses besoins et ses désirs (11). » Certes, l’usage fait abstraction de certains éléments de la valeur naturelle, et donc n’est équivalent à cette valeur, mais pas de tous, car c’est en fonction de certaines de ses propriétés qu’un objet est désirable. Notons enfin que ces besoins ne sont pas purement biologiques, mais qu’ils sont fonction aussi des éléments intellectuels et moraux de la nature humaine.

On comprend alors la nature intermédiaire de la valeur d’utilité. D’une part elle touche à la valeur naturelle (noblesse de la matière + travail + rareté du produit + négoce) puisque l’utilité dépend des qualités de l’objet. D’autre part elle touche à la valeur économique en fonction du besoin mesurable quantitativement que l’homme a de cet objet et donc de l’argent qu’il est prêt à dépenser pour se le procurer. Ces deux références définissent la valeur réelle, notion mixte, ni tout à fait éthique ni tout à fait économique, puisqu’elle est la mise en relation de l’une et de l’autre. Il faut bien comprendre, en effet, qu’avec la valeur réelle nous ne sommes pas encore dans l’ordre proprement économique – ce qui n’interviendra qu’avec la considération du prix. Lorsque saint Thomas écrit : « Personne ne veut qu’on lui vende une chose plus cher qu’elle ne vaut ; donc personne ne doit vendre une chose au-dessus de sa valeur réelle » (12), il désigne par là une notion quasi intuitive, dont le caractère mixte apparaît nettement, puisqu’il s’agit d’une valeur (notion économique) réelle (c’est-à-dire fondée sur le degré de convenance entre les qualités de l’objet et les besoins de l’homme, notions philosophiques).

On en arrive enfin à la question du juste prix. Ce juste prix est comme une traduction, en termes monétaires, de la valeur réelle de l’objet. Comment s’établit-il ? « Le juste prix d’une chose, dit saint Thomas, n’est pas toujours déterminé avec exactitude, mais s’établit plutôt par une certaine estimation, de telle sorte qu’une légère augmentation ou une légère diminution du prix ne semble pas exprimer l’égalité de la justice (13). » Cette « estimation », qui est fonction de la société considérée, et qu’on pourrait appeler l’estimation commune, établit une sorte d’ajustement entre le prix et la valeur de l’objet, qu’on peut alors appeler véritablement valeur économique. Cette valeur tient compte du coût de production (traduction économique des éléments de la valeur naturelle) qui constitue une contrainte minimale (14), mais elle est réglée par la quantité des besoins, puisque c’est l’utilité d’un objet, c’est-à-dire son aptitude à satisfaire les besoins, qui définit, en fin de compte, sa valeur pour le consommateur. On remarquera que cette estimation varie selon la nature de la société (richesses matérielles, culturelles, besoins moraux, religieux), et n’a pas de définition très précise ; il y a donc, dans la monnaie et les prix, quelque chose qui est indéterminé, et qui échappe à l’analyse théorique, et cela semble bien correspondre à la réalité (15).


Article paru dans La pensée catholique n° 188 en 1980.


NOTES


1. Cf. K. Papaioannou, Marx et les marxistes, p. 119 ; et A. Cuvillier, Manuel de sociologie, P.U.F., t. II, p. 439.
2. On pourra consulter à ce sujet les remarquables commentaires du P. Spicq, O. P., in Somme Théologique, La Justice, t. III, éd de la Revue des Jeunes, 1947, p. 419-429 ; également, Jean Ibanès, La doctrine de l’Eglise et les réalités économiques au XIIIe siècle, P.U.F., 1967, p. 34-40.
3. Précisons bien qu’il s’agit du travail et non pas de la force de travail que seule considère Marx. La différence entre la force de travail (notion abstraite) et le travail (réalité concrète), c’est que le travail n’est pas une pure force indéterminée, mais aussi, et d’abord, une forme.
4. Somme théologique I II, q. CXIV, a. I. Qu’Aristote voie dans le travail un élément de la valeur, c’est ce qui ressort du texte même de l’Ethique à Nicomaque : « Il faut faire en sorte que l’architecte reçoive du cordonnier le produit du travail de ce dernier, et lui donne en contrepartie don propre travail ». Il s’agit donc bien, pour que l’échange soit juste, que le moyen qui permet cet échange, la monnaie, soit proportionné à la valeur des travaux respectifs, « puisque rien n’empêche que le travail de l’un n’ait une valeur supérieure à celui de l’autre » (V. 8, 1133 a, 10). En grec le mot travail (ergon) signifie à la fois l’activité laborieuse et le produit de notre activité.
5. S. th. II II, q. LXXVII, a. 2.
6. idem. A. 4.
7. Saint Thomas ne connaît pas cette expression, dans sa formulation littérale. Mais il en connaît fort bien la notion.
8. Idem, a. 2. Il s’agit d’ailleurs d’une citation de saint Augustin.
9. « La fin est cause des causes » S. th. 1, q. V, a. 2.
10. Saint Thomas, Ethique (Commentaire de l’Ethique à Nicomaque d’Aristote) V, 9.
11. Op. cit., p. 38.
12. S. Th. II II, q. 77, a. I.
13. Idem.
14. Cf. Ibanès, op. Cit., p. 40.
15. La doctrine thomiste n’est pas restée lettre morte. Elle est passée dans les définitions des canonistes, dont l’importance, au Moyen Age, est plus grande qu’on ne le soupçonne d’ordinaire. Ces définitions ont été répandues dans toutes sortes de milieux, par les prédicateurs populaires. L’un des plus célèbres, saint Bernardin de Sienne (mort en 1444) ne fut pas seulement le propagateur de l’invocation du Saint Nom de Jésus (YHS), qui est comme la quintessence de toute prière, mais aussi le plus grand économiste de son temps. (cf. R. de Roover, San Bernardino of Siena and Sant-Antonio of Florence : The two great economic thinkers of the Middle Ages, Barken Library, Boston 1967). Il prêcha en particulier la doctrine économique catholique aux marchands de Venise et fit régner la justice économique et sociale.

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