samedi 15 novembre 2008

Esprit et résistance

L’art de la résistance spirituelle est le plus difficile qui soit. En résistant, au nom de l’esprit, aux formes et aux forces qui nous paraissent le menacer, nous courons le risque, non seulement de passer pour des réactionnaires obtus et routiniers, ce qui n’est rien, mais encore de nous tromper sincèrement de combat et confondre la résistance de l’esprit avec l’esprit de résistance, ce qui compromet sans remède la cause que l’on voulait défendre. A quelles conditions, le combat pour l’esprit peut-il éviter de pécher contre l’esprit, c’est ce que nous voudrions tenter de préciser. Il nous faudra pour cela commencer par analyser le concept de résistance. Nous montrerons ensuite comment l’esprit est, par lui-même, la seule et véritable résistance. Enfin, la tradition nous fournira le modèle et le secret de la résistance spirituelle, car en elle l’esprit devient résistance et la résistance se transforme en esprit.

Voyons, en premier lieu , ce que chacune des trois racines du mot « résistance » nous enseigne. La première qui, dans la composition du terme, est la dernière, dérive du latin sto, stare, lequel désigne le fait de se tenir debout, d’être dressé en un lieu déterminé.

Il s’agit donc de la forme la plus élémentaire de l’existence car exister, ici-bas, c’est d’abord « être là », être repérable en un lieu donné de l’espace. Le redoublement si-sto, sistere, qui constitue la deuxième racine, indique non seulement le fait tout physique de se tenir en lieu, mais aussi celui de s’y arrêter, donc d’occuper la place, d’habiter le lieu, d’être vraiment là où on est, de s’y établir et de s’y maintenir. Ici, le temps vient s’ajouter à l’espace : le sistere prolonge dans la durée d’une vie ce qui était précédemment envisagé sous le mode de sa détermination spatiale. La troisième racine, le préfixe re, indique le retour, la répétition ; il introduit une nouvelle idée, car on ne retourne, on ne revient que là d’où l’on était parti et, puisqu’il s’agit du retour à un sistere, c’est-à-dire du retour au lieu où l’on s’était établi, c’est donc qu’on en avait été chassé, ou du moins qu’on courait le risque d’en être délogé. Le resistere n’est donc pas la simple maintenance ou permanence, elle n’est pas seulement un « rester », mais elle est le refus actif d’un déplacement imposé. Avec le resistere, le lieu où l’on habite temporellement est donc mis en relation avec une réalité extérieure et envahissante. On voit par là que la résistance n’est pas première, comme le stare ou le sistere. Elle est réaction, réponse, mais d’un genre particulier, car cette réponse ne consiste cependant en rien d’autre qu’à se maintenir en l’état premier. C’est l’état premier qui constitue lui-même la réponse que la résistance oppose secondairement aux forces de délogement. La résistance, en tant que résistance, semble donc n’avoir pas son principe en elle-même : ce sont les forces de délogement qui transforment la maintenance, le sistere, en résistance. Et pourtant, le principe, la raison d’être de la résistance ne peut être rien d’autre que la maintenance elle-même. Tel est le paradoxe de la résistance, ou du moins sa difficulté fondamentale : c’est la pression de délogement qui suscite la résistance ; mais ce que veut la résistance, c’est que continue d’exister ce qui existait antérieurement à la pression de délogement et qui, alors, était tout simplement continuité de la vie. Or, précisément, du fait même de la pression délogeante, ce qui résiste ne peut plus être purement et simplement ce qui subsistait. Car la subsistance, c’est l’exercice naturel et spontané de l’acte d’exister, c’est la volonté d’être soi-même, ce n’est point le refus actif de ne pas être un autre. Tandis que refuser d’être autre que soi, c’est vouloir activement sa propre essence contre ce qui en menace l’existence. Cette volonté entraîne deux conséquences. La première est que l’essence à laquelle on entend demeurer fidèle cesse d’être le principe immanent des opérations de l’être humain, cesse d’être ce principe qui l’animait spontanément et naturellement. Cette essence devient alors un principe quasi transcendant, une norme ou un idéal envers lequel l’être humain se sent un devoir, et dont, par conséquent, il se distingue quasi spontanément. La deuxième conséquence est que ce principe transcendant, cette norme ou cet idéal dont l’homme s’éprouve, dans la résistance, comme le serviteur, doit non seulement être maintenu, mais aussi défendu, ce qui suppose la mise en place d’un dispositif de protection aussi efficace que possible : bref, le serviteur est aussi un gardien et une sentinelle.

Ce sont ces deux points qu’il nous faut maintenant développer.

La volonté de résistance, avons-nous dit, introduit entre l’être humain et le principe inspirateur auquel il s’agit de demeurer fidèle, une distance qui fait perdre à ce principe l’immédiateté de son action inspiratrice. Cependant, c’est justement à cause de sa valeur que ce principe doit être conservé, de sa valeur, c’est-à-dire de sa vertu inspiratrice. Mais alors, la résistance ne commence-t-elle pas précisément à se priver de la jouissance du bienfait qu’elle désire sauvegarder ?

Considérons le cas de l’Ancien Régime ou de l’ancienne liturgie. Si pour certains, l’état de choses que les révolutions politique ou liturgique ont rendu « ancien » doit être conservé, et donc s’il convient de résister au changement, ce n’est pas à cause d’un pur attachement au passé comme tel, mais c’est pour l’irremplaçable valeur de ce que l’on détruit et sa supériorité sur ce que l’on substitue, ce qui signifie sa force de vie et son efficacité. Autrement dit, l’Ancien Régime, comme la messe tridentine – telle est la conviction des « résistants » réalisaient mieux que le Nouveau Régime ou le Novus Ordo Missae, ce qui est la fin propre de toute œuvre politique ou liturgique. Et cependant, dès lors qu’il s’agit de résistance, cette valeur d’efficacité immédiatement vécue sous l’ancien régime se transforme en un principe idéal qui continue sans doute de nous éclairer, mais dont nous avons perdu la possession tranquille, condition pourtant nécessaire de sa puissance inspiratrice. Comment échapper au sentiment que tout effort de résistance et de restauration se déforme en reconstitution historique ou tombe dans ce que Pie XII, dans Médiator Dei, appelait l’archéologisme excessif ?

Il est donc certain que le principe inspirateur qu’on entend sauvegarder, lorsqu’il était dans le libre exercice de son opération, ne se manifestait pas en tant que tel, dans la nudité de son essence. Immanent aux formes politiques ou liturgiques, il les animait invisiblement. Mais, en outre, ces formes elles-mêmes n’étaient pas immuables. Comme tout ce qui est temporel, elles subissaient de lentes mais continues modifications, toutefois jamais des ruptures ni des altérations substantielles. Ainsi, d’un arbre qui grandit et qui, d’infime semence germant dans l’obscurité de la terre, devient continûment le vaste épanouissement des branches dans les hauteurs mouvantes du ciel. L’arbre de l’histoire est lui-même le principe dans son incarnation. Sans doute les forces de délogement et de révolution, en abattant l’arbre de l’histoire, obligent-elles les résistants à le distinguer du principe qui s’incarnait en lui : le cadavre prouve l’âme par son absence. Ce n’est vraiment qu’après la révolution française que la monarchie devient une théorie et une doctrine. Auparavant, c’est un présent quotidiennement vécu. Ensuite, c’est aussi, et ce n’est presque plus qu’une abstraction. Et précisément pour cela, pour obvier au risque sans cesse menaçant de voir la réalité du principe inspirateur se transformer, sous le nouveau régime, en cadavre conceptuel, on est tenté de plus en plus fortement d’identifier ce principe à l’une des formes concrètes qu’il a revêtues, les uns s’arrêtant au dernier état – considéré comme canonique – de sa lente évolution, d’autres voulant au contraire remonter à la pauvreté supposée des formes primitives. La véritable monarchie, est-ce celle de Louis XIX ou de saint Louis ? La véritable liturgie eucharistique, est-ce celle de 1962, de saint Ambroise ou de saint Hyppolite ?

Telle est la situation générale que les forces de révolution imposent à la résistance. Elle est normalement intenable. Et parce qu’elle est normalement intenable, s’y tenir exige des comportements anormaux. C’est alors que l’on devient royaliste et même ultra-royaliste, ou traditionaliste, et même intégriste. Est-on royaliste sous la royauté ? Est-on traditionnaliste sous le régime de la tradition ?

Ainsi s’opère, et souvent à l’insu de ceux qui y succombent, une identification de l’esprit à la résistance. Cette perversion peu évitable se produit très exactement au moment où la confiance dans les forces de résistances l’emporte sur la confiance dans l’esprit qui l’anime. On passe alors de la résistance spirituelle à la résistance-forteresse. Une sorte de tutiorisme pratique s’instaure qui s’en remet toujours au plus sûr, c’est-à-dire à la démultiplication des précautions humaines, du soin de sauvegarder l’essentiel. On renforce la discipline et les sanctions dont elle doit se garantir ; on développe la surveillance et les dénonciations avec une conscience continuellement accrue des manquements et des déviations. L’orthodoxie est définie avec une rectitude de plus en plus formelle et géométrique, de telle sorte que des écarts, jadis infinitésimaux et presque indiscernables, prennent maintenant des allures d’hérésies majeures. Et sans doute un certain goût du « caporalisme », inhérent à l’être humain, y trouve-t-il son compte, mais il faut y voir surtout le désir anxieux d’assurer l’efficacité de la résistance. Or, comme nous l’avons vu en méditant sur la signification étymologique du terme, la résistance a d’abord relation à l’occupation d’un lieu, d’un lieu culturel, évidemment, celui-là même où s’inscrivaient les formes de l’esprit. C’est pourquoi elle procède à la fortification de la place qu’elle entend continuer d’occuper. Elle l’isole du reste du monde, elle en obture toutes les fissures et les issues, rien ne doit pouvoir y pénétrer, rien ne doit pouvoir s’en échapper. Ainsi, pense-t-on, l’esprit sera bien gardé. Le réseau des protections n’est d’ailleurs jamais suffisant, la clôture n’est jamais tout à fait hermétique, d’où la nécessité de son indéfini renforcement. Il est trop évident qu’en cette entreprise la fin est de plus en plus en perdue de vue et remplacée par l’accumulation des moyens qu’on juge indispensables à son obtention. L’esprit se convertit tout entier en résistance, jusqu’au moment où l’on s’aperçoit, trop tard, qu’ont disparu les raisons mêmes au nom desquelles avait été bâtie si haute et si puissante forteresse.

Il importe donc de s’interroger sur l’essence véritable de ce qui dure, de ce qui résiste à tous les changements et survit à toutes les destructions ; c’est pourquoi nous nous laisserons enseigner par l’ordre naturel lui-même, afin de savoir ce qu’il nous apprend sur la résistance de l’esprit, et sans perdre de vue pour autant que ce qui vaut pour l’ordre naturel ne peut valoir comme tel pour l’ordre culturel dont relève la résistance spirituelle.

Nous sommes spontanément enclins, lorsque nous considérons un être vivant, une plante, un animal ou un homme, à identifier sa consistance ontologique, la dureté de son être, à celle de son corps, c’est-à-dire à la consistance d’une matière organisée. Chez les vertébrés, par exemple, nous établissons une sorte de hiérarchie entre les parties vraiment dures, principalement le squelette, et les parties plus molles, la chair d’abord (muscles et graisses), puis les liquides comme le sang et les humeurs, enfin les fluides beaucoup plus subtils, comme l’influx nerveux. Quant à l’âme ou à l’esprit, là où tout le monde s’accordera pour en reconnaître la présence, c’est le cas de l’être humain, on y verra quelque chose d’apparenté au fluide nerveux, mais plus subtil encore, et finalement, d’une réalité beaucoup plus fragile et beaucoup moins consistante et dure que celle des os ou des muscles. Un corps massif et solidement charpentée, voilà la vraie résistance ; comme une forteresse, il entoure et protège la flamme vacillante de l'esprit.

Cette vue spontanée est entièrement fausse. Pour s’en convaincre, et à défaut d’une démonstration que nous ne pouvons donner présentement, il suffit d’observer que ce qui meurt et se défait, c’est le corps, alors que l’esprit ou ce qu’il y a de spirituel dans le corps semble jouir d’une sorte de pérennité. Laissons même de côté la question de l’immortalité de l’âme humaine, et considérons seulement ce qu’il y a de spirituel dans le corporel. Nous voulons désigner par là tout simplement ce qu’Aristote appelait une forme, en tant que cette forme est un acte, une énergie, informant une matière.

Si l’on veut bien envisager cette notion dans sa plus grande simplicité, on verra qu’elle connote deux caractères fondamentaux : elle est sens, et elle est vie. La forme, en effet, ce n’est pas la configuration spatiale, sauf sous l’un de ses modes ; mais c’est ce qu’il y a de sens dans un être physique, c’est-à-dire ce qu’il y a en lui d’intelligible, donc ce par quoi il peut être distingué d’autres êtres. C’est sa structure, l’organisation de sa matière, l’ensemble de toutes les relations que les éléments constitutifs de l’être soutiennent entre eux et que l’intelligence peut saisir. Cette forme est sens dans la mesure même où elle est une, car l’unité d’une multiplicité ne peut être que celle d’un sens , ne peut être que de nature sémantique, comme nous le montre l’exemple du langage, où une multitude de signes sont réellement « un » et immanents les uns aux autres grâce au sens qui les unifie. De même, les différents rouages d’une montre sont spatialement distincts, mais sémantiquement intérieurs les uns aux autres dans l’unité du principe rationnel qui les ordonne, on pourrait dire : dans l’unité d’un logos. Et ce principe sémantique n’est pas une pure abstraction, ce n’est pas un être de raison, bien que seule l’intelligence puisse le saisir et qu’il ne tombe jamais sous les sens. C’est une réalité parfaitement objective, vivante et agissante, structure certes, mais d’abord, en vérité, activité structurante. Nous avons trop tendance à regarder la structure comme une architecture inerte, un assemblage mécanique que vient animer, de l’extérieur en quelque sorte, un principe de mouvement, une âme ou un esprit. Une telle conception provient d’un cartésianisme rémanent et difficilement évacuable. Au reste, la théorie des animaux-machines, source du matérialisme athée aussi bien que de l’idéalisme spiritualiste, est assurément ce qu’il y a de moins bon dans la philosophie de Descartes. Mais, en vérité, il n’y a dans un être vivant, rien de dur, de solide, de résistant, qui d’abord se présente simplement comme une structure corporelle isolable et fixe, que viendrait ensuite mobiliser un principe vital invisible. Ce qui nous incline à cette vue fausse, c’est que nous prenons les choses à l’envers, nous partons du cadavre que la vie a déserté, nous l’étudions comme s’il était identique au corps vivant, alors qu’il s’agit, selon le mot de Bossuet, de ce qui n’a de nom dans aucune langue. Un cadavre n’est pas un corps, moins quelque chose d’invisible et de non corporel, c’est une réalité autre et d’ailleurs qui se décompose immédiatement. Il n’y a, d’un strict point de vue biologique, aucune identité entre l’un et l’autre. Si la structure corporelle ne se défait pas, résiste, c’est parce qu’elle est activité, énergie, échange, tension. A la seconde même où cesse cette dynamique structurante et informante, cesse aussi et se défait la consistance et la résistance du corps : toute l’apparente dureté et consistance de la matière corporelle n’est qu’une apparence de subsistance. La vraie substance, c’est la forme et, pour les vivants, c’est l’âme.

Au demeurant, c’est ce que confirme l’expérience la plus constante, lorsqu’elle considère, non plus seulement un être actuellement présent dans sa singularité individuelle, mais la permanence des formes dans la durée de l’univers. Tel sapin, tel chêne, c’est-à-dire telle quantité de matière individuante, disparaît, se corrompt et se décompose ; mais l’essence chêne ou sapin demeure, résiste au temps, quasiment indestructible. Ainsi ce que la forme réalise dans l’espace (au sens le plus fort du terme réaliser, puisque c’est elle qui rend réel, qui donne l’être à la matière), elle le réalise aussi dans le temps, bien au-delà de la durée d’existence d’un être individuel, puisque les mêmes formes traversent les millénaires, et, parfois les ères géologiques. Sans doute conviendrait-il, ici et là, d’introduire quelques distinctions. L’opération de la forme relativement à l’existence actuelle d’un être vivant singulier n’est évidemment pas la même que celle qui assure la permanence formelle du type à travers les millénaires. La première se réalise par l’information d’une matière appropriée, elle relève de la physique au sens d’Aristote, elle est en acte. La seconde correspond à la permanence d’un possible, elle domine d’une certaine manière la réalité spatio-temporel du monde physique, et n’est pas envisagée directement dans son opération informante, mais en elle-même : elle relève donc de l’ordre métaphysique. Quoi qu’il en soit, cependant, de ces différences, secondaires pour notre sujet, ce qu’il importe d’observer, c’est que la consistance et donc la résistance aux agents destructeurs d’un être naturel, n’est pas assurée par la solidité du dispositif matériel que comporte son existence, par son opacité ou son impénétrabilité physique, mais par sa forme, qu’on l’envisage en elle-même comme un possible trans-temporel, ou dans l’actualité de son opération informante. Au reste, quelle pourrait bien être l’unité et l’individualité d’un être réduit à sa réalité purement matérielle, quand on envisage celle-ci à l’échelle sub-atomique ? Loin d’être impénétrable et opaque, un tel être se présenterait à nous (présentation d’ailleurs impossible) comme une brume électronique plus ou moins dense et entièrement traversée par une multitude de radiations. Or, comme le dit Leibniz, un être qui n’est pas un être n’est pas non plus un être. Et cette unité requise ne peut être que celle d’une forme intelligible.

A vrai dire, nous ne pouvons faire l’expérience de la forme « en elle-même », comme si elle était une réalité distincte de la matière et qui s’y ajouterait tout en pouvant en être isolée. Nous n’en faisons l’expérience que négativement, comme ce qui, dans la matière, résiste précisément à la destruction. Réciproquement, nous n’expérimentons pas non plus la matière comme telle : ce serait l’inexistence pure et simple. Nous saisissons seulement des états de tension dialectique d’une réalité inséparablement forme et matière, la matière étant, dans cette réalité, tout ce qui tend à se défaire et à se dégrader, la forme étant ce qui s’oppose ou retarde cette dégradation.

Ainsi considérée, la matière ne désigne évidemment plus, comme chez les matérialistes, la consistance corporelle des choses. Elle signifie l’usure cosmique qui marque tous les être de la nature, c’est-à-dire l ‘ensemble des conditionnements, donc des limitations, auxquels est soumise leur existence. Autrement dit, aucun être naturel ne peut exister simplement comme une essence ou une forme. La réalisation existentielle de cet être est assujettie à des conditions réellement distinctes (l’espace n’est pas le temps) et donc réellement dénombrables, limitantes et divisantes. Une forme pure, c’est une unité pure. En elle, tout est un. N’étant point construite, elle ne peut être détruite. Mais elle n’existe comme telle que dans l’entendement divin. Tandis que sa réalisation dans le monde qui est le nôtre implique sa fragmentation, son articulation, sa composition, une pluralité d’éléments ordonnés les uns aux autres, organisation qui est d’ailleurs la seule traduction possible, dans la multiplicité des conditions d’existence, de l’unité intrinsèque de la forme. Est donc matière tout conditionnement existentiel, lequel entraîne nécessairement une divisibilité indéfinie, à la limite évanouissante et proche du néant. Si cette divisibilité, cet émiettement, cette pulvérisation parvenait à son terme, la réalité corporelle serait usée d’un coup et s’anéantirait. Mais, précisément, ce qui résiste à cette permanence menace d’anéantissement, c’est toujours la forme, c’est elle la résistance comme telle, ou encore, pourrait-on dire, la différentielle, en elle-même insaisissable, qui distingue, ultimement mais radicalement, la matière informée du néant.

Tel est, croyons-nous, ce que nous enseigne la philosophie de la nature. Mais cet enseignement ne peut s’appliquer directement à la philosophie de la culture dont relève l’art de la résistance spirituelle, et cela pour une raison évidente qu’il nous faut maintenant énoncer : l’union de la forme et de la matière, ou encore l’information de la matière par la forme s’effectue spontanément, selon des lois objectives qui définissent l’ordre même de la nature et le constituent ontologiquement. La forme est réellement et immédiatement immanente à la matière, de telle sorte que les opérations informantes s’y accomplissent par la vertu de l’essence ou nature de l’être considéré : il suffit, aux êtres que l’on appelle pour cela naturels, d’exister pour que se réalisent les processus informants par lesquels d’ailleurs ils sont constitués en existence effective. Exister, dans l’ordre de la nature, c’est se réaliser, et se réaliser, c’est exister : c’est précisément ce que l’on nomme le monde du devenir, car, pour être, les choses doivent devenir.

Il en va autrement dans l’ordre de la culture. Le couple matière-forme ne peut être utilisé que selon une analogie : puisque la matière est l’ensemble des conditions limitantes par lesquelles seules une forme se réalise dans le monde physique, son analogue culturel désignera l’ensemble des conditions selon lesquelles une idée, un thème, une intention, bref un être spirituel entre dans le monde de la culture, c’est-à-dire est rendu présent à une conscience et, d’une manière générale, se manifeste aux hommes. Il s’agit donc de ce que l’on appelle des formes d’expression. Le couple matière-forme devient ainsi le couple forme-esprit.

D’autre part, la relation de l’esprit aux formes qui le manifestent culturellement ne saurait être immanente et spontanée : un même esprit, une même idée, peuvent être manifestés selon des formes différentes et donc d’inégale valeur expressive, et cette possibilité est essentielle à l’ordre culturel. C’est que, en effet, entre le thème spirituel et ses modes d’expression, s’intercale la volonté humaine qui choisit librement les formes manifestantes. Or, choisir, c’est rechercher le meilleur, ou ce qui paraît tel. Ainsi, aucune réalité spirituelle ne détermine automatiquement les formes de sa réalisation historique. On ne saurait exclure, évidemment, les cas d’exception, où il semble que le thème spirituel sécrète lui-même les propres formes de sa manifestation ; les poètes et les artistes nomment cela l’inspiration : la forme paraît s’imposer d’elle-même comme une évidence. Ces cas sont rares. On ne peut omettre non plus le cas de l’institution divine des rites religieux, dans lesquels il faut admettre, si l’on est croyant, que Dieu Lui-même choisit les formes dans lesquelles s’incarnera l’essence spirituelle du rite. Et, s’il les choisit, ou du moins s’il les suscite par la force de l’Esprit-Saint, ce n’est évidemment point en fonction d’un inconcevable arbitraire, mais en fonction de l’aptitude des éléments sensibles à exprimer les réalités invisibles, ce qui implique l’existence de lois objectives du symbolisme sacré.

Et pourtant, aucun de ces deux cas n’infirme la description précédente et ne rend inutile l’intervention de la volonté libre et intelligente comme médiatrice entre l’esprit et ses formes de manifestation. Dans le cas de l’art, qui nous ramène analogiquement au cas de l’information d’un être individuel singulier, l’artiste peut toujours refuser la forme qui paraît s’imposer et doit même se méfier des facilités trompeuses de l’inspiration. Dans le cas de l’institution divine des rites sacrés, qui nous ramène à la permanence des possibles et des archétypes dominant le temps, l'homme religieux peut toujours refuser les formes que revêtent ces rites et, s’il les accepte, comme la droite raison l’y convie, cette acceptation est elle-même libre et volontaire. Elle l’est encore plus lorsqu’elle se maintient inchangée à travers le temps et qu’elle prend alors le nom de tradition. C’est ce que nous allons maintenant examiner.

La tradition, c’est la perpétuation de ce qui a été à l’origine. Or, il est normal et légitime de penser qu’à l’origine l’Esprit-Saint ne fait pas défaut à l’institution des rites de la religion dans leurs formes sensibles, même lorsque cette institution est humaine, puisque ces formes, étant les premières sont destinées à orienter d’une matière définitive toute l’histoire religieuse. Les déviations sont toujours possibles, mais nécessairement secondes, une dé-viation supposant une via par rapport à laquelle elle puisse dé-vier.

Ainsi, correctement entendue, la notion de tradition, comme nous allons le voir, nous offre la solution du paradoxe de notre réflexion : elle nous permet, autant que cela est possible, d’éviter le piège de la résistance-forteresse pour accéder à une véritable spiritualité de la résistance.

Pour mieux en prendre conscience, nous nous placerons provisoirement au point de vue des adversaires de la tradition. Dans cette perspective, la tradition apparaît comme une contrefaçon de la nature par la culture. De même que l’habitude, dont elle est le mode social ou collectif, la tradition passe pour une seconde nature. On se représente la durée immémoriale des institutions et des rites, des coutumes politiques ou religieuses, des vénérations et des croyances, de tout ce qui, à peu près inchangé, a traversé les siècles, et qui, sous les yeux des révolutionnaires, continue d’ordonner les comportements et les vies. L’ordre social ainsi perpétué semble éternel : rien de plus inébranlable qu’une tradition ; elle possède l’immutabilité d’une montage et, comme elle écrase les hommes et barre l’horizon de leur avenir. On devra sans doute déployer d’énormes efforts pour en venir à bout. Mais voilà : à peine a-t-on entrepris d’y porter la pioche du démolisseur, que tout l’édifice s’écroule en un instant.

C’est qu’en réalité aucune tradition ne tient et ne dure par elle-même. La tradition n’a d’autre force que celle de notre fidélité, elle n’existe et ne vit que de notre existence et de notre vie. Que nous cessions de lui donner forme en la pratiquant et, immédiatement, la voici renvoyée au néant. Elle attend tout de nous, elle est entièrement à notre merci. Ainsi que Bernanos le fait dire à la Mère supérieure, dans son Dialogue des Carmélites : « Souvenez-vous, ma fille, que ce n’est pas la règle qui nous garde, c’est nous qui gardons la règle ».

Et, en effet, ce qui est vrai du rapport de l’esprit aux formes qui le manifestent dans l’établissement des œuvres culturelles, l’est également de leur durée dans le temps : la volonté libre requise pour l’une l’est aussi pour l’autre et s’appelle alors persévérance et fidélité, ce qui est un autre nom de l’amour et de la générosité.

Car la tradition attend que nous nous donnions à elle. Totalement impuissante à nous contraindre, en dehors du recours à la force du bras séculier, lequel finit toujours par se fatiguer, elle n’espère qu’en la noblesse native d’un homme capable de se donner à ce qui le dépasse, capable de suspendre les sollicitations de l’immédiat et de l’utile, pour devenir le serviteur de l’invisible et du Transcendant. Mais, par un miracle qui se répète pourtant à travers toute l’histoire, c’est précisément au moment où l’homme entre au service du Transcendant qu’il reçoit l’investiture de sa dignité. C’est en se donnant à ce qui le dépasse et le tire vers le haut que l’homme apprend véritablement à se tenir debout. Depuis maintenant plus de deux siècles, les révolutionnaires de toutes obédiences s’acharnent à vouloir libérer l’être humain des traditions dont ils disent qu’elles l’écrasent ou l’aliènent, afin qu’il puisse redresser sa tête sous un ciel désormais solitaire. Ce faisant, ils ne se rendent pas compte qu’ils le privent précisément de tout ce qui, dans l’ordre religieux ou politique, lui permettrait de ne pas s’affaler, chose parmi les choses, nature parmi d’autres natures. S. Augustin dit, admirablement, qu’il faut tomber vers le haut. Comment tomber vers le haut si aucun poids ne vous attire ? Ce qui fait l’homme se tenir droit, dans l’ordre des réalités morales et spirituelles, ce n’est point quelque rigidité intrinsèque et déterminante de sa nature, sur laquelle il pourrait s’épanouir spontanément pour voir l’homme réaliser sa verticalité. Ce serait oublier que l’ordre spirituel est celui de la volonté libre et qu’une volonté ne se meut que vers une fin qu’elle cherche à atteindre et qui, se situant en dehors et au-dessus de son état naturel, laisse subsister entre elle-même et ce état, cet espace vide que pourra combler notre liberté, en même temps qu’elle offre à l’homme la possibilité de s’élever au-dessus de lui-même. Seule la noblesse oblige. La verticalité spirituelle n’est jamais acquise, l’homme n’en est jamais le possesseur. Elle est toujours un don, une grâce, que la norme, le principe, accorde à celui qui s’en fait le serviteur volontaire.

Il faut donc compléter la thèse bernanosienne et dire que c’est exactement dans la mesure où nous garderons la règle que la règle nous gardera, mais que l’un ne doit pas être confondu avec l’autre : que la règle nous garde est pure grâce, pur miracle, récompense imméritée dont l’opération transformante échappe au regard de notre conscience ; que nous gardions la règle est affaire de notre bon vouloir, de notre détermination à persévérer dans la fidélité à ce qui nous ennoblit. Et là est le secret de la véritable résistance spirituelle qui la garantit de la corruption. Celui qui s’engage dans cette voie doit savoir que rien ne lui est dû. Si ferme, si héroïque soit sa maintenance, il ne doit jamais oublier qu’elle demeure radicalement inutile à la force intrinsèque de l’esprit. Sa fidélité est déjà, par elle-même, une récompense ; le reste ne le regarde pas. Il n’est pas propriétaire de l’esprit dont il s’est fait le gardien et le défenseur. Veiller sur le trésor des formes sacrées et les préserver dans l’indifférence est en soi un honneur suffisant pour illuminer une vie humaine.

Au reste pour celui qui a une fois compris la fonction matricielle et le pouvoir structurant des formes spirituelles, des langues et des rites que la tradition nous a livrées et a confiées à notre générosité, il ne saurait en aller autrement. Il sait bien que ce sont ces formes qui édifient l’humanité et la sauvent perpétuellement d’un aplatissement toujours menaçant, en même temps qu’elles offrent au rayonnement de l’esprit une expression qui ne soit pas trop indigne de sa gloire. Parce qu’elles sont sacrées, c’est-à-dire séparées, parce qu’elles rompent délibérément avec les formes profanes de la vie quotidienne, elles introduisent dans le tissu de l’existence humaine cette distance salvatrice où seulement peut respirer la liberté de l’homme et où seulement il trouve à se dépasser. Et c’est alors, dans cet arrachement et ce vide soudain béant, que l’esprit peut verser l’eau vive de sa grâce et répandre le feu de sa lumière.

Devant ces vérités qui s’imposent à son intelligence, l’homme de tradition ne peut faire autrement que de se mettre à leur service et de s’engager de jamais oublier – et c’est là l’unique secret d’une authentique spiritualité de la résistance – qu’un gardien n’est pas un geôlier et que la forteresse de la tradition ne saurait être la prison de l’esprit. Si pourvu d’armes et de volonté que soit la sentinelle veillant à la plus haute tour, elle laisse ouverte, dans l’extrême faiblesse de son cœur, la place où le Dieu qui dort au milieu des tempêtes s’éveillera.

Texte publié in les résistances spirituelles, 10éme rencontre d’histoire religieuse de Fontevraud, octobre 1986.

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